La CAN et la politique des affects
La CAN de cette année en Côte d'Ivoire a montré que ce n'est pas seulement la politique du football qui compte, mais aussi la politique de l'ambiance.
Tandis que le Maroc se prépare à accueillir le prochain tournoi de la Coupe d’Afrique des Nations (CAN) en 2025, tout semble être revenu au calme dans les stades et sur les terrains d’entraînement de la CAN 2023. Il s’en va sans dire que la CAN de cette année a été spectaculaire. Le retour en force de l’équipe nationale du pays hôte, digne, pour certains, d’une véritable résurrection a surpris plus d’un. Par ailleurs, la prestation hébétante de bon nombre de pays a occasionné le retour précipité d’équipes des plus vénérées du football africain chez eux. Cette CAN nous a très certainement réservé de belles surprises et des rebondissements. Elle a été riche en amusement et en badinage ou, pour le dire plus succinctement en nouchi, langue vernaculaire urbaine d’Abidjan, pleine « d’enjaillement ». On se souviendra certainement de la production musicale inédite durant le tournoi, ainsi que d’innombrables vidéos diffusées sur les réseaux sociaux par des joueurs et bon nombre de supporters qui ont su jouer sur cette dite production. Les artistes ivoiriens avaient promis que cette CAN serait “la CAN de la joie”: la fête a certainement été au rendez-vous. Elle a aussi donné matière à réflexion sur la politique des affects en Côte d’Ivoire et sur le caractère transnational de l’africanité mise en évidence par la production musicale du tournoi.
Le président Alassane Ouattara cherchait sans aucun doute à mobiliser la CAN de cette année dans un but, peu dissimulé, de battre une sorte de campagne préélectorale en vue des élections présidentielles prévues pour l’année 2025. Cependant, il ne se préoccupait pas que des élections à venir. En effet, la majeure partie de ses treize années à la présidence l’ont vu battre une campagne politique affective. Surnommé affectueusement “PRADO” au début de sa présidence, “le PR” et “Papa Ado” plus récemment, M. Ouattara s’est efforcé à se forger une image d’un président capable d’assurer, entre autres, le développement des infrastructures, comme à l’époque du premier président de la Côte d’Ivoire, Félix Houphouët-Boigny. C’est bien cette image qu’il a cherché à consolider dans l’imaginaire public ivoirien et qui constitue une caractéristique essentielle de sa présidence. Cette consolidation est à présent d’autant plus critique vu que le retour de M. Tidjane Thiam sur la scène politique ivoirienne introduit de nouvelles donnes sur l’échiquier politique ivoirien.
Au regard des développements politiques historiques et actuels en Côte d’Ivoire, les enjeux de la CAN étaient importants. Pour M. Ouattara, il était important que ce tournoi soit bien organisé et que le stade d’Ebimpé, qui porte son nom, accueille les matches clés, y compris la finale. Il importait que l’équipe nationale ivoirienne, les Eléphants, gagne à domicile. Cela ne s’était encore jamais produit, pas même en 1984 sous la présidence d’Houphouët, lorsque la Côte d’Ivoire organisait la CAN pour la première fois. La victoire des Eléphants a donc fait de Ouattara un président unique en son genre. En effet, l’histoire retiendra que durant sa présidence les Eléphants remportèrent la CAN par deux fois (en 2015 et 2024), y compris une fois à domicile. Cette réussite a permis d’atténuer le mécontentement croissant de nombreux Ivoiriens, qui estimaient que ce tournoi coûteux finirait par se traduire par une augmentation des impôts pour les entreprises et du coût de la vie pour l’ensemble de la population.
En outre, il est important que la campagne de M. Ouattara pour la mobilisation des affects table non seulement sur le développement des infrastructures, mais aussi sur un engagement culturel astucieux. Le domaine de la culture populaire est devenu une frontière importante dans la politique ivoirienne. Le chant officiel de la CAN 2023, « Akwaba », en est la preuve. En mettant en avant le pont désormais iconique qui enjambe la lagune et qui relie Cocody au Plateau (surnommé “pont ADO”), la chanson et la vidéo musicale réunissent le groupe zouglou ivoirien Magic System, l’artiste nigériane Yemi Alade et l’artiste marocain Mohamed Ramadan. La chanson est multilingue, célébrant la diversité de l’Afrique et accueillant les nations africaines représentées, dans les villes ivoiriennes où s’est déroulé le tournoi : Abidjan, Bouaké, Korhogo, Yamoussoukro et San-Pédro.
Mais si « Akwaba » a pu jouir d’une grande popularité, la chanson officielle du tournoi a dû faire face à la fluidité et la spontanéité qui caractérise la production musicale ivoirienne. En effet, quelques semaines avant le début du tournoi, « Coup du Marteau » de Tam Sir et de ses collaborateurs a très rapidement supplanté « Akwaba » en devenant la chanson la plus populaire de la CAN en Côte d’Ivoire et en ligne. « Coup du Marteau » rend hommage à l’un des artistes ivoiriens du « coupé-décalé » les plus aimés, Douk Saga, tout en mettant en avant l’itération la plus récente de la contribution de Saga, « le Paiya ». La chanson mêle le français ivoirien, le nouchi et l’arabe libanais, s’adressant à de multiples segments de la société ivoirienne et à diverses générations urbaines. Ce n’est certainement pas la seule chanson populaire qui a contribué à créer une atmosphère électrisante dans le pays tout au long du tournoi. Les interventions officielles ont eu du mal à faire face à cette production. Il leur était difficile d’aligner l’euphorie générale sur les objectifs du gouvernement et du président. Certaines chansons, comme « Desserrez » de Francky Dicaprio, sont devenues populaires lorsque les Eléphants ont posté des vidéos dans lesquelles ils dansaient au rythme de ces chants. Dans d’autres cas, les TikTok challenges ont popularisé des chansons, comme par exemple « On a pris » d’Obam. Parmi les chansons qui méritent d’être écoutées dans la playlist des chants ivoiriens produits dans le cadre de la CAN, on peut citer « La CAN c’est Chez Nous » de Yodé et Siro, « Zouzouwôwô » de VDA, « Ambiance » de Team Décalé et « Mouiller Maillot » de Kehou Mousso, Soukeïna, Dre-A, et Le Juiice.
L’un des effets les plus puissants de ces chansons a été de déstabiliser l’orientation de la politique des affects, de sorte qu’aucune entité politique ne puisse la monopoliser ou la contrôler. La production de chansons au cours du tournoi, qui s’est déroulé sur un mois, a révélé le fonctionnement des affects publics au-delà de la politique électorale. Les performances exceptionnelles du sélectionneur ivoirien Emerse Faé ont fait de lui la coqueluche des fans de football et de la population ivoirienne dans son ensemble. Sa nomination en tant que sélectionneur pour l’équipe Ivoirienne ne s’est concrétisée qu’à la suite de la colère générale suscitée par une défaite humiliante contre la Guinée équatoriale, qui a conduit au licenciement de Jean-Louis Gasset, et qu’après que le projet de la Fédération ivoirienne de football de réembaucher Hervé Renard ait été contrecarré. Faé s’est rendu populaire non seulement par ses performances, mais il s’est aussi attiré l’affection du public pour sa maîtrise des plaisanteries urbaines abidjanaises et pour son sens de l’humour. Il a été filmé dansant au son de “Coup du Marteau” avec sa touche à lui. Il est important de noter que les dernières CAN ont vu des équipes victorieuses entraînées par des sélectionneurs africains noirs. Il n’est donc guère surprenant que les Eléphants l’emportent avec Faé, un ressortissant ivoirien noir. Le héros national qu’est devenu Emerse Faé nous ramène en 1992, lorsque le fonctionnement de l’affect public et une protestation de la part des Eléphants ont contribué à la nomination de l’entraîneur ivoirien Yeo Martial Paul, alors que l’entraîneur français Philippe Troussier était le choix préféré de la Fédération ivoirienne de football.
Par ailleurs, la production musicale de cette CAN révèle la production de l’africanité aux limites de la nationalité et de la citoyenneté. Par le biais de diverses formes de ce que les anthropologues ont appelé les cousinages à plaisanterie, les chansons font allusion de manière ludique aux rivalités et aux relations transnationales historiques de l’Afrique et, ce faisant, les archivent. Si la chanson du thème officiel met en avant l’africanité en tant que lien qui sous-tend le tournoi, la chanson « Vous va voir » de l’artiste ivoirien Molière examine la rivalité entre le Cameroun et la Côte d’Ivoire en présentant cette CAN comme une revanche pour la victoire du Cameroun en 1984, lorsque la Côte d’Ivoire organisait le tournoi pour la première fois. Le chant explique que quarante ans plus tard le Cameroun n’aurait pu gagner vu le calibre des joueurs formant l’équipe ivoirienne. Explorant cette rivalité autrement, « Qui a mis de l’huile sur riz de Zaha ? » de Fior 2 Bior et « Ils seront logés » de la VDA reviennent sur la dernière CAN organisée par le Cameroun (en 2022) et sur la façon dont le public camerounais avait raillé l’équipe ivoirienne et ses supporters après l’élimination des Eléphants. Par le biais de références humoristiques, ces chansons illustrent la manière dont l’expérience africaine est négociée sur le plan émotionnel, à l’intersection des nationalités.
Il y a encore beaucoup à dire sur la CAN. Par exemple, suite à la conclusion du tournoi, une vidéo de l’équipe féminine de football a circulé, décriant les conditions inacceptables auxquelles elle est soumise et le sexisme qui structure encore le football (africain). L’attention portée aux politiques affectives de ce tournoi et d’autres éditions de la CAN pourrait modifier considérablement la manière dont les relations internationales de l’Afrique francophone, ainsi que de la région africaine au sens large et de ses diasporas, sont structurées analytiquement, étudiées et enseignées.