« ce que font deux hommes »

La longue histoire du classisme et de l'homophobie dans les espaces publics et médiatiques au Cameroun.

Photo by Edouard TAMBA on Unsplash

Le 08 février 2021 à 20h à la suite d’un appel anonyme, la police de la communauté urbaine de Douala a effectué l’arrestation de Loïc Jeuken dite « Shakiro » et Roland Mouthe dite « Patricia », deux femmes transgenres dans un restaurant de Bonapriso—un quartier résidentiel huppé du premier arrondissement de Douala (Cameroun).

En l’absence de cartes d’identités, elles ont été conduites au commissariat, puis mises en garde à vue pendant 24 heures ou elles ont été torturées, privées d’une visite familiale et d’un avocat. Après avoir consulté le contenu des téléphones saisis, les gendarmes ont obtenu des photos et des messages à caractère sexuels. Par la suite, elles ont été conduites au tribunal de première instance de Bonanjo sans avocats, ou elles ont été obligées de signer des aveux et puis condamnées à 2 ans d’emprisonnement pour « tentative d’homosexualité », et «absence de carte d’identité ». Enfin, c’est dans les quartiers des hommes à la prison centrale de New-Bell (Douala), qu’elles ont été incarcérées depuis le 9 février 2021.   Shakiro et Patricia ont finalement été condamnées à 5 ans d’emprisonnement chacune, en plus de 472 000 francs CFA d’amende pour « tentative d’homosexualité ».

Selon les activistes des droits humains et les membres de l’organisation non gouvernementale (ONG), Working For Our Wellbeing Cameroon, qui ont pris en charge l’affaire Shakiro et Patricia à la veille de leur arrestation. Cette situation est potentiellement le lot quotidien des minorités sexuelles et de genre dans les 10 régions du pays. À différentes échelles, nombreux et nombreuses sont celles et ceux qui naviguent entre les dénonciations et les suspicions d’homosexualité, les chantages, les agressions physiques et verbales de la part de partenaires, des proches, des membres de la famille sans compter au mieux les humiliations dans le monde médical, juridique et éducatif.

Historiquement, la place des minorités sexuelles et de genre (MSG) dans le Cameroun précolonial était codifiée et s’inscrivait dans des rôles sociaux, culturelles et religieux définis. C’est dans les années 90, qu’apparaît quelques scènes gays principalement composées des hommes éduqués, des classes aisées et urbaines de Yaoundé et Douala. Nombreux alors, se définissent comme Nkoandengué à la place de « gays » ou « Queers ». Les Nkoandengués,—« ce que font deux hommes » en langue Ewondopendant longtemps restent relativement protégés des politiques homophobes qui impactent plus grandement les moins privilégiés, ne disposant pas d’un capital socio-économique important.

Le sentiment de protection dont jouissent les Nkoandengués, disparaît au début des années 2000 lorsque commencent des « chasses à l’homme » et des dénonciations publiques, parmi lesquels l’on compte l’affaire du « Top 50 ». Le 11 janvier 2006 à Yaoundé, le journal La Météo publie un article intitulé : « l’homosexualité dans les cercles de pouvoir », assorti d’une liste de onze personnes. Dans la même salve, le 24 janvier de la même année, L’Anecdote publie, à sa une  « une liste de cinquante homosexuels hauts placés » et ce sont largement, des personnalités publiques et connues y figurent.  L’on y trouve notamment un ancien premier ministre, des parlementaires, des journalistes renommés et des célébrités qui pour beaucoup portent plainte pour diffamation. Dans la grande majorité la liste est composée d’hommes—les femmes y sont quasiment absentes. Ces dénonciations publiques sont par la suite reprises par d’autres journaux, et depuis 2006, nombreux sont les médias qui ont fait des « listes d’homosexuels », une culture journalistique camerounaise. Plus d’une décennie après, les « accusations d’homosexualités » sont présentes dans les débats sociétaux et politiques.

De nos jours, l’utilisation des appellations telles que lesbiennes, gays, bisexuelles, trans, queers, intersexes et asexuelles dans le vocabulaire des minorités sexuelles et de genre du pays apparaissent comme un outil d’affirmation (réelle ou supposée) d’une appartenance à une classe sociale mais aussi d’un niveau académique. Ces nouvelles appellations, voient le jour majoritairement dans les années 2000 marquant un désir plus large de s’émanciper de l’homophobie ambiant et de reproduire plus largement un mode de vie des classes sociales aisées et queers des pays du Nord—supposément plus respectueuses des droits et des libertés individuelles.

L’homophobie contemporaine s’est si bien culturellement installée durant et après la colonisation, qu’elle fait consensus et fédère la société camerounaise dans toute son entièreté, au point de devenir une « homophobie sociale ». Dans la culture du divertissement, la figure de l’homosexuel—un homme « efféminé » et « maniéré »—est perpétuellement moquée. Dans leurs chansons et vidéo-clips, des musiciens tels que Petit-pays dans son fameux titre « Les pédés » ou dernièrement Happy dans le titre « Tchapeu-Tchapeu » font ouvertement l’étalage d’une homophobie assumée et qui après des décénies s’est bien établie dans la pop-culture camerounaise. Au-delà de l’industrie du divertissement, l’homophobie revêt un enjeu politique et religieux. Elle revêt un caractère politique car poussée par des leaders et des rhétoriques politiciennes notamment lors des périodes électorales mais pas uniquement, elle est le signe d’un acte militant, d’un rejet de l’impérialisme et de la colonisation culturelle de l’occident. Parallèlement, elle revêt un caractère religieux quand elle est poussée par des personnalités et des rhétoriques religieuses des deux grandes religions abrahamiques du pays. Dans ce contexte, il s’agit d’un acte de religiosité et d’une réaction de rejet d’un « péché » qui serait la cause des malheurs du peuple, des crises économiques, de la mal-gouvernance, etc.

Dans les faits, bien qu’interdit durant la période coloniale (allemande, anglaise et française), les premiers textes relatifs à la répression des minorités sexuelles et de genre au Cameroun, indépendant et puis uni en 1972, sont introduits unilatéralement dans le premier code pénal camerounais en tant que délit, par le président Ahmadou Ahidjo sous son deuxième mandat. C’est via une ordonnance du 28 septembre 1972 qu’entre l’article 347 bis dans le code pénal, devenue 347-1 au courant des années 2000. Elle dispose qu’ « Est punie d’un emprisonnement de six (06) mois à cinq (05) ans et d’une amende de vingt mille (20 000) à deux cent mille (200 000) francs, toute personne qui a des rapports sexuels avec une personne de son sexe ». Pour les membres de Working For Our Wellbeing Cameroon, dans un pays où le salaire minimum est de trente-six mille deux cent soixante-dix (36 270) francs, sans le soutien des ONG, beaucoup de personnes queers et pauvres finiraient en prison, un environnement particulièrement dangereux.

Sous prétexte de lutter contre le terrorisme notamment de Boko-haram dans le nord sahélien, en 2010, la loi sur la cybersécurité et la cybercriminalité est implémentée. Loin de criminaliser uniquement les terroristes, elle criminalise aussi les minorités sexuelles et de genre dans la sphère digitale. Elle dispose en son article l’article 83-1:

les propositions sexuelles faites à une personne de son sexe, est puni d’un emprisonnement d’un (01) à deux (02) ans et d’une amende de 500.000 (cinq cent mille) à 1.000.000 (un million) Francs CFA ou de l’une de ces deux peines seulement,  celui  qui par voie de communications électroniques, fait des propositions sexuelles à une personne de son sexe [ les peines ] sont doublées lorsque les propositions ont été suivies de rapports sexuels.

C’est sur le fondement de cet article que Roger Mbédé a été emprisonné en 2011 après avoir écrit « Je suis très amoureux de toi » à un homme.

Produit de la jurisprudence, la « tentative d’homosexualité » sort du cadre légal initialement prévu par la loi de 1972. En effet, pour les architectes de cette loi, nul ne pouvait dans la pratique être condamné pour homosexualité. Dans les faits, la preuve de flagrant délit était difficile à obtenir puisqu’elle nécessitait la violation du droit à la vie privée et la protection du domicile. Ainsi, pour contrevenir à cette difficulté, les juges et les policiers ont dans la pratique rapidement introduit la suspicion comme preuve d’une « tentative d’homosexualité », rendant même possible des dénonciations anonymes par des tiers.

Si l’article 347-1 du code pénal ne fait aucunement mention de la transidentité; la surveillance et le contrôle des corps et expressions « dissidents » a introduit dans l’interprétation de la loi de 1972, une équivalence entre l’homosexualité et la transidentité, ce qui n’était pas la volonté des législateurs, ni dans les textes ni dans la pratique. Cette pseudo-équivalence a mené plus largement à une confusion entre les identités de genre et l’orientation sexuelle dans le système juridique. L’article 83-1 de la loi sur la cybersécurité et cybercriminalité de 2010 est aujourd’hui central dans la condamnation des personnes queers—qui comme 90% de la population du pays ayant un téléphone—ont fait de celui-ci un instrument de communication et de socialisation.

Au regard des chiffres issus des rapports de l’Unity Platform—une union regroupant 32 organisations et défenseurs des droits humains au Cameroun—il est évident que l’homosexualité masculine et la transidentité féminine font particulièrement l’objet de l’attention de la société civile, des personnalités publiques et médiatiques ouvertement homophobes. Il n’est donc pas étonnant que les juges et des forces de l’ordre s’arrogent explicitement, le rôle de surveiller et de contrôler les « masculinités et corps dissidents » perçues comme un pied de nez à l’ordre établi. Dans les cas rapportés par des ONG locales à Human Rights Watch dans son rapport de 2013 et 2021, des hommes ont été condamnés dans certains cas car le juge a considéré qu’ils buvaient des bières pour femmes, c’est-à-dire faiblement alcoolisées. Dans d’autres cas, des condamnations ont été faites pour possession de préservatifs et de lubrifiants, l’habillement est aussi un facteur qui est pris en considération pour les condamnations et les arrestations.

Dans une certaine mesure, la surveillance et le contrôle des « masculinités et corps dissidents » reste tout de même soumise à un facteur majeur : la classe sociale. Pour celles et ceux qui ont un capital social et économique important, il est facile de s’extirper des suspicions et des condamnations via des pratiques assez courantes : pots de vin, l’usage de ses connexions au sein de l’administration, l’expatriation dans un pays du Nord, etc.

La couverture médiatique faite dans la presse nationale, de l’arrestation de Shakiro et Patricia ainsi que des rebondissements du procès jusqu’à la condamnation, est aussi superflu que inexistante. Ce silence s’explique par le contexte actuel où la liberté de la presse camerounaise recule années après années.  A cela s’ajoute le fait que soutenir ouvertement les minorités sexuelles et de genre ne sont pas sans conséquences pour les journalistes et activistes qui peuvent être menacés et même assassinés, comme ce fut le cas d’ Éric Lembembe le 15 juillet 2016.

Initialement, le procès qui était prévu pour le 10 mars a dans un premier temps été reporté, le juge n’ayant pas à sa disposition les preuves du ministère public, partie civile contre Shakiro et Patricia. Le juge a donc opté pour un renvoi du procès au 5 Avril, le temps d’avoir à sa disposition les preuves du ministère, partie civile contre Shakiro et Patricia. Parallèlement, les demandes d’une libération sous caution ont été toutes refusées.  Le 5 avril, le juge n’ayant à sa disposition uniquement que le procès-verbal de notification de garde à vue ; les avocats de la défense (Shakiro et Patricia), ont souligné son irrecevabilité en tant que preuve, tout rappelant la coercion à savoir les tortures qu’elles ont subi pour la signature des aveux.  A la fin du procès du 5 avril, le juge a annoncé une délibération à la date du 26 avril, celle-ci a finalement été reportée au 11 mai 2021.

Pour comprendre le poids de ce procès, il faut comprendre les tensions que traverse le Cameroun. En effet, le pays est actuellement en proie à une seconde vague plus violente de la covid-19 sur tout son territoire. Au nord, il fait face au groupe terroriste Boko-haram, depuis peu et il se doit aussi de surveiller l’instabilité du Tchad et sa junte militaire. Dans les régions anglophones dans sa partie occidentale se déroule une guerre civile—la crise anglophone—donnant lieu à des déplacés internes qui s’accroissent dans les capitales régionales de l’Ouest, du Littoral et du Centre. L’on compte aussi de multiples raids des milices armées de la république centrafricaine dans la région de L’Est, etc. C’est donc dans ce contexte complexe qu’est venu s’ajouter l’arrestation de Shakiro et de Patricia qui a soulevé la question des droits des minorités sexuelles et de genre dans le pays, avec une attention particulière sur la transidentité et la transphobie. A ce sujet au sein de la société civile camerounaise, il existe aujourd’hui contrairement celle d’il y a quelques années, des points de vue divergents :

  • Pour la frange la plus conservatrice et majoritaire, nombreux et nombreuses sont ceux et celles qui rappellent l’adage juridique «Nemo censetur ignorare lege » et puisque « Nul n’est censé ignorer la Loi », il est tout à fait normal que Shakiro soit en prison.
  • Pour les progressistes, nombreux et nombreuses sont celles et ceux qui soulignent à l’égard de cette affaire, et de Shakiro, un agacement qui s’explique du fait d’une « exubérance » et un « mauvais goût » présumé,  malgré son impacte dans la pop culture du pays en tant qu’influenceuse. Le manque de discrétion dans une société si conservatrice, est perçu comme une provocation qui n’est pas nécessaire. Cette situation, pour beaucoup, se rapproche de celle de la diffusion massive de sa sextape qui a fuité à la fin 2019.  Ce qui avait d’ailleurs causé une « chasse à l’homme », son arrestation puis sa libération, après un lynchage médiatique,  public et des excuses filmées en présence de la police et des membres de sa famille.
  • Au sein même des communautés queers du pays, assez silencieuses et discrètes, beaucoup sont celles et ceux qui estiment que Shakiro aurait dû être plus responsable, faire profil bas et ne pas trop s’afficher dans l’espace public et médiatique du pays. Dans l’ensemble, il aurait fallu assagir son image et réduire son « exubérance » qui desservirait la cause d’une décriminalisation de l’homosexualité comme ce fut le cas au Gabon et en Angola. Pour beaucoup, elle aurait dû appliquer l’adage « Pour vivre heureux, vivons cachés » tout comme le font certaines personnalités publiques queers.

Shakiro—par son « exubérance » et sa célébrité—ne dessert en aucun cas la cause des minorités sexuelles et de genre du pays. Bien au contraire, en tant que femme transgenre, elle redéfinit et conteste par simple présence dans l’espace public et médiatique, les normes d’une société post-coloniale et conservatrice qui tient grandement à ses fondations patriarcales et genrées. Des déclarations comme : « je suis une femme transgenre » démontre sa volonté de s’assumer sans concession dans un environnement hostile et transphobe. Il s’agit là, de l’affirmation de soi, d’une prise de risque au nom d’une liberté individuelle pourtant garantie par la constitution du pays ; mais aussi d’une démonstration d’audace et de résilience face à l’injustice. A bien des égards, Shakiro est une activiste qui inspire les femmes transgenres et les personnes queers issues des classes populaires. Tout comme elle, elles n’ont pas le luxe de pouvoir quitter le Cameroun pour espérer un avenir plus radieux ailleurs, ou d’y vivre en sécurité en appliquant l’adage « Pour vivre heureux, vivons cachés » que s’arrogent une élite queer bénéficiant du capital économique, social, culture et symbolique.

Une chose est certaine, après des décennies de revendications militantes réprimées et ignorées ; la question de la décriminalisation de l’homosexualité et la protection des minorités sexuelles et de genre s’impose peu à peu dans l’espace public et médiatique. Et au moment même où le pays est pris dans l’étau de nombreuses crises majoritairement endémiques, inclure ouvertement toutes ses minorités dans la vie sociale, politique et économique du pays est un des préalables pour la résolution de ses conflits et la construction d’une nation inclusive et juste.

Mais le chemin vers cet idéal semble s’éloigner comme le démontre la condamnation du 11 Mai de Shakiro et de Patricia, à 5 ans d’emprisonnement et 472 000  (quatre cent soixante-douze mille) francs CFA d’amende, chacune. Pour les membres de Working For Our Wellbeing Cameroon, l’idéal d’une nation inclusive et juste ne s’éloigne pas, mais est à construire. Comme à l’accoutumée, les avocats feront appel.

Liko Imalet est un artiste audiovisuel basé à Paris. Il est étudiant à l’école de management de la Sorbonne, membre de Justice For Cameroon et de L’AMECAS.

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Liko Imalet is an audiovisual artist based in Paris. He is a student at the Sorbonne School of Management, member of Justice for Cameroon and of AMECAS.

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